Insomnies

par **Lanthane** Dim 8 Mai - 0:03

Les couleurs de l’aube s’emparaient timidement du ciel lorsque Lanthane jugea raisonnable de se lever. Sujette à des insomnies depuis un an et demi maintenant – depuis qu’elle avait été élue pour la première fois Administratrice de Shangri-La – elle se forçait à rester allongée, immobile, sur sa couche pendant plusieurs heures. Fixant la tôle du plafond, supportée par des poutres en bois, elle avait tenté en vain de trouver le sommeil, encore une fois. Au moins, elle accordait à son corps un repos bienvenu.

Au début, elle ne se préoccupait pas de la fatigue qui s’accumulait dans chaque parcelle de ses muscles ; elle l’ignorait, penchée sur les établis de l’Atelier, manipulant avec milles précautions percuteurs, ressorts, canons… Autant de pièces qu’elle s’employait à inspecter, alléger, ajuster la sensibilité. Elle rajoutait parfois une petite lunette, une crosse d’épaule bricolée, ou encore un frein de bouche pour tenter de minimiser le recul. La journée, elle parcourait sans relâche Shangri-La, vérifiant les réserves, se renseignant sur les divers besoins des habitants, se forçant à aller inspecter les étables… La nuit, elle pouvait enfin se pencher à la lueur d’une grosse lampe à pétrole sur ces « engins de mort » dont dépendait paradoxalement, la survie de Shangri-La.

Mais un soir, ignorant les avertissements de son propre corps : le tremblement de ses mains, une vision floue qui ne s’amélioraient pas malgré de multiples clignements, une fièvre grandissante entrecoupée de frissons ; elle s’était effondrée en silence, perdant connaissance, chutant de sa propre hauteur. Quand elle avait repris connaissance, sur le ventre, elle avait eu l’impression qu’elle ne pourrait jamais plus se lever. Tout était trop lourd, las. Puis elle avait commencé à avoir mal entre son épaule et le haut du sein droit. Ce fut d’abord une douleur nébuleuse, puis petit à petit, elle s’était localisée, gagnant en intensité. Elle avait fini par bouger un bras après une grande inspiration et sa main était venue tâter l’endroit en question. Ses doigts avaient rencontré un liquide poisseux, encore chaud. Poursuivant son exploration, elle s’était rendu compte que quelque chose, un clou sans doute, s’enfonçait dans sa chair.

Nouvelle inspiration, puis elle avait roulé lentement sur le côté en gémissant. La pointe engluée de sang était restée dans le plancher où elle était coincée, invisible jusqu’à ce jour. Fermant les yeux, Lanthane s’était calmée et assise, pale. La blessure n’était pas profonde. Elle l’avait nettoyée et pansée, avant de s’effondrer, cette fois, sur son lit pour se mettre à contempler la tôle du plafond de ses yeux rouges.

Lanthane passa un linge humide sur cette petite cicatrice discrète. Elle n’en avait parlé à personne, ce n’était pas utile. Une perte de temps. Méticuleusement, comme chaque matin, elle faisait sa toilette, nue. Sa peau ridée dégringolait de toute part, comme si elle s’avouait vaincue par l’attraction terrestre. Ses seins gardaient encore un semblant de forme, deux proéminences discrètes dans les plis des tissus. Ses hanches saillaient au dessus des jambes, dont elle recouvrait la maigreur par de longues jupes grises. Elle utilisait un peu d’eau de sa ration journalière, en prenant garde à ne pas en perdre une seule goutte. Elle s’habilla ensuite, avec lenteur – elle avait le temps – et brossa ses longs cheveux blancs. Quelques regards dans un miroir ébréché, accroché à hauteur, et elle les noua en un chignon serré. Elle s’assit ensuite à son bureau et consulta ses listes de choses à faire durant la journée. Puis, enfin, elle se coiffa d’un chapeau de paille aux bords larges et couvrant sa nuque blanche, saisit sa canne et une besace qui contenait un carnet de notes, ouvrit la porte et sortit tandis que les premiers rayons du soleil illuminaient le marais.

La journée serait sans aucun doute chaude, étouffante.